Laetitia Benat entretien avec Mo Gourmelon
Le gouffre n’est jamais comblé
Mo Gourmelon : Parmi vos photographies, l’une d’entre elles, réalisée en 2002, s’intitule Virginia. Comment est-elle apparue ? Êtes-vous en règle générale intéressée et influencée par l’écriture de Virginia Woolf ?
Laetitia Benat : En ce qui concerne la photo Virginia, votre question me fait très plaisir car effectivement je suis beaucoup emprunte de l’univers de Virginia Woolf et de son écriture, sa façon de montrer le réel à travers le filtre d’une subjectivité changeante. Et aussi le monologue intérieur. J’ai été très marquée par Les Vagues. La photographie quant à elle a été prise lors de vacances avec deux de mes amies dans la Drôme. Pas du tout mise en scène, (nous avions le livre avec nous, parmi d’autres) mais elle résume pour moi effectivement beaucoup ce que je dois à cet auteur.
MG : Marguerite Yourcenar qui a traduit le livre déclare dans sa préface : « Pour de tels êtres, l’intelligence n’est qu’une vitre parfaitement transparente derrière laquelle ils regardent attentivement passer la vie. » N’est-ce pas applicable à vos personnages ? Je pense notamment aux femmes dans les films Talvi et Ciel, …
LB : Il est vrai que la fenêtre est un thème qui revient très souvent dans mes films. Plus qu’une posture mélancolique, je pense que mes personnages reviennent souvent à cette figure car elle est l’écho de ma propre position de vidéaste, de photographe qui regarde à travers l’objectif, à travers une vitre. On a beau regarder aussi longtemps que l’on peut à la fenêtre, le gouffre n’est jamais comblé. Je suis toujours fascinée par l’attraction d’une fenêtre dans un lieu. Combien de fois par jour regardons-nous le même paysage, la même rue, le même mur, et que voyons-nous ?
MG : Le miroir dans Ciel, et les rideaux dans Halvimar sont aussi des dispositifs qui participent aux ambiances diaphanes…
LB : Oui effectivement, il y est toujours question de vision, ce que l’on tente de voir. Dans Halvimar, toutes les scènes de rideaux, ne parlent que de ça. Les corps s’y perdent, se laissent traverser par la lumière perdant leurs formes distinctes. Ils deviennent silhouettes, fantômes. Tout cela je le rapproche également du souvenir, comme tentative de voir à nouveau, faire surgir une image du passé. Il en va de même pour le miroir, il y a image parce qu’il est là.
MG : Virginia Woolf s’est imposée par la réfutation du sujet romanesque. Marguerite Yourcenar, toujours, définit Les Vagues comme « un essai sur l’isolement humain ». Impression fortement ressentie dans vos films. Comment naît un film comme Halvimar et comment avez-vous dirigé la femme et l’homme dans leur quasi inaction ?
LB : Pour un film, souvent, je pars de petites bribes de textes que j’écris, que je dessine. J’aime dessiner les lettres. Le temps que cela prend me permet de réfléchir de façon particulière. Peut-être pourrait-on le rapprocher de la méditation. Donc, je suis partie sur la base de ce prénom inventé, Halvimar, pour créer ce personnage féminin qui dans un château laisse, par sa totale non présence aux lieux, la place aux fantômes. C’est comme si elle se vidait pour laisser la place, à cet autre, je devrais plutôt dire à l’image de l’autre. Son aphasie, son inaction n’ont qu’un but re-voir l’image de l’autre. Halvimar est un film d’amour.
En ce qui concerne la direction des acteurs, je ne sais pas trop comment je m’y prends. J’explique un peu mes intentions, avant. Il m’arrive de donner des extraits de texte ou bien des images de référence. Ensuite sur le tournage, et la vidéo le permet, je laisse tourner longtemps la caméra. Je voudrais ajouter que le personnage féminin est une amie qui apparaît dans mes toutes premières vidéos (Indian Summer 1996) et qui continue toujours. Et je commence à penser qu’il y a quelque chose de parallèle aux films qui est en train de s’écrire avec sa présence qui a directement à voir avec le temps.
MG : Pouvez-vous préciser le rôle de ce personnage féminin ? Voulez-vous parler des changements causés par le temps que développe dans son livre Le Temps, ce grand sculpteur de Marguerite Yourcenar ? Est-ce toujours le même personnage dans Talvi ? Vous écrivez en pensant à elle ou c’est finalement sa présence qui s’impose, la seule apte à habiter vos films ?
LB : Je crois qu’elle tient un rôle de double de moi-même. Pas un double qui renverrait à la ressemblance physique, ou plus schématiquement encore, à un versant terrifiant et obscur. Mais plutôt celui qui permettrait de montrer l’intériorité. Quand on travaille toutes les deux sur un film, lors du tournage, il y a vraiment des moments où l’on s’extrait de la vie, de notre rapport même d’amitié, pour tenter d’accéder à la profondeur de la psyché. Et donc c’est vrai que sa présence, en tant que celle qui est filmée, celle qui laisse voir le temps s’écouler en elle, est unique.
MG : Comment qualifier l’histoire d’amour d’Halvimar à travers ces deux corps qui n’accèdent pas l’un à l’autre ?
LB : On pourrait dire une histoire d’amour morte, mais ce n’est pas tout à fait cela. Car quand c’est mort véritablement, c’est mort des deux côtés. Non là ça parle de ce qui se passe après la disparition de l’être aimé. Ce qui m’intéresse ce sont les fantômes et en quoi ils restent parce que nous ne voulons pas les laisser. Ils sont obligés, assignés à résidence, tant que l’on ne leur permet pas de partir. Ils sont la matérialisation de nos affects. Mais le dernier plan d’Halvimar avec les deux vestes sur la terrasse montre que c’est enfin fini.
MG : Dans l’un de vos derniers films Fragmentarium, 2008 apparaît à nouveau Alexandra Koubichkine qui traverse au fil des années votre univers. Cette fois, c’est elle qui vous a proposé un scénario. Comment avez-vous travaillé ensemble?
LB : Cette fois-ci, je voulais partir de son vécu pour tendre vers la fiction. Cela fait maintenant quelques années qu’elle travaille à l’hôpital psychiatrique du Vinatier près de Lyon. On parle souvent de son travail, mais surtout j’avais lu quelques chroniques qu’elle a écrites sur ses journées à l’hôpital. Je lui ai demandé qu’elle m’en écrive une. Peu de temps après, j’ai reçu un texte qui parle d’un cas de deux femmes (la mère et la fille) internées à la demande d’un des membres de leur famille au vu de leur état et de l’abandon de leur appartement. Elles vivaient complètement recluses, en dehors de la réalité, comme figées dans une relation d’amour/haine
J’ai été très marquée par son texte, et tout de suite j’ai su que ce n’est pas cela que je pourrai retranscrire, mais il a modelé tout mon travail par les notions de duel, d’interdépendance, d’intérieur et d’extérieur.
MG : Le film qui en découle est très étrange. Il y est question de réclusion, mais l’univers psychiatrique n’est pas vraisemblable. Ce n’est bien sûr pas le sujet… Deux êtres solitaires errent sans surveillance, il n’existe pas de protection aux fenêtres ni dans les cages d’escaliers… Ces deux femmes ne partagent pas le même espace, l’une semble observer l’autre. Comment s’organisent ces passages entre deux êtres assimilables l’une à l’autre et où la confusion s’opèrent entre elles ?
LB : Vous avez tout à fait raison, ce n’est pas l’aspect vraisemblable ou faussement documentaire qui m’intéressait. Je me suis attachée à trouver ce qui pourrait être un reste commun à ce genre d’institution. En cela cet endroit pourrait être aussi bien un hôpital, un asile, une maison d’éducation, une prison… Je voulais montrer comment l’espace et l’architecture représentent une forme de pouvoir qui contraint les corps. Plus que les barreaux, c’est le regard qui contraint l’autre, le veille, le surveille. En ce qui concerne la différence entre les deux personnages qui apparaissent dans mon film et qui tiennent respectivement le rôle de l’infirmière et de ce celle que l’on pourrait nommer la patiente, elle est très mince, mais imparable. Je veux dire par là que chacune des deux femmes évolue dans des plans distincts, elles traversent les mêmes lieux, mais sont irrémédiablement séparées. Et c’est cette distance qui marque pour moi le plus l’enfermement : autant pour celle qui est internée que pour l’infirmière.
MG : Les diagnosticiens se sont vite aperçus que leur propre présence et personnalité contribuaient à déclencher ou à désamorcer les plaintes de leurs patients. Allez-vous dans ce sens en suggérant que l’observateur et la personne observée se confondent en un tout indivisible? Regarder consisterait à agir sur quelqu’un, le transformer et en être aussi transformé?
LB : Je ne prétends pas avoir de connaissances précises à ce sujet encore moins théoriser… Seulement à partir du texte d’Alexandra, de sa propre expérience d’infirmière et de mon incapacité à retranscrire le réel d’une situation psychiatrique; j’ai réduit les enjeux et me suis tenue à cette question : comment montrer un individu face à lui-même sous le regard d’un autre. Dans mes précédents films, la place de l’autre était plutôt tenue par le spectateur, là c’est l’infirmière. On a beaucoup parlé de la place du corps pendant le tournage aussi bien avec Virginie (celle qui joue le rôle de la patiente) qu’avec Alexandra. C’est un peu après que j’ai fait le parallèle avec certaines notions de Michel Foucault, qui différencie les trois corps de la médecine : le corps médecin, le corps patient et le médecin de soi-même.
MG : Le bâtiment joue aussi un rôle primordial. Pourquoi l’avoir choisi et comment l’avez-vous investi?
LB : Oui tout à fait et comme me disait un ami, le bâtiment est le troisième personnage du film… J’adore cet endroit. C’est un des pavillons de la Cité Internationale Universitaire de Paris : le Collège Néerlandais. Ce bâtiment années 30 a été conçu par W. M. Dudok qui faisait partie du mouvement De Stijl. Il est vraiment très beau, les lignes sont parfaites, et comme si le regard était guidé. Après un film comme Halvimar et ceux qui ont suivi, j’ai su que j’avais besoin de tenter d’écrire quelque chose dans un lieu clair, rigoureux : sortir du château et de ses recoins sombres. J’ai tourné là-bas en quelques jours. Cela a vraiment été un plaisir de plus qu’il soit maintenant vieux. Il a cette beauté particulière des choses qui s’effritent. Il va bientôt être refait et c’est une chance d’avoir pu le filmer ainsi, avec ces propres fêlures, ces marques. Je pense que cela joue énormément et donne quelque chose de plus sensible. Même si par l’aspect fictionnel de mon travail, on pense à un hôpital ou un type d’établissement qui enferme, il n’est pas du tout agressif.
MG : La fenêtre est à nouveau un élément déterminant. Plus qu’une ouverture sur l’extérieur, elle s’avère un moyen imparable de surveillance.
LB : Oui. C’est un peu comme si chaque fenêtre donnait sur une autre fenêtre. Ce qui pourrait ouvrir vers l’extérieur n’est en fait qu’un moyen pour voir ce qui se passe à l’intérieur. On ne voit jamais le ciel.
Words for Laetitia Benat
I’ve known Laetitia Benat since 1996, when she worked as an intern at Purple magazine, where I’m a regular. She was still a student at the Ecole de Beaux Art in Lyon, mostly working with photography and video. One day she showed a close-up photograph of a girl wearing a tight, translucent white top, which had the words “Thank You” in red across the chest. That simple image became the cover of the summer issue, # 11, 1996, and Laetitia became a regular at Purple and began showing in Purple’s occasional exhibitions, among others, and expanding her output to include drawings, collages, and ceramics.
The photographs, collages, and ceramics in her exhibition, “and rose again,” combine religious symbolism, scientific artifacts, and the worldly New Age as if seen through a spiritualist’s prism. A photograph of an evangelical symbol is placed with the still shot of a ceramic cruet; the picture of a monk’s vestment is positioned next to that of an Asiatic votive still life image; a photograph of one of her handmade ceramic figurines lurches forward in aggressive pantomime alongside a photograph of quietly falling snow over a rooftop. The single image of a pale, nude girl reveals her bobbing on her enfolded arms in serene security at the verge of a stream. These are beautifully shot photographs — beautiful in the sense that they are balanced, nicely proportioned, and carefully ordered. The collages are taken from computer downloads and include color wheels, scientific curios, a nude figure, and hippie-era musicians. The ceramics are somewhat like her pen and pencil drawings, only in 3D. Some are abstract, some have fingerlike tendrils, some have masks, and some are of animals. In all, her images and objects, interiors and environments, and colors and textures bring to mind terms like simple, significant, and respectful.
Laetitia has an easy empathy for people and things. She doesn’t aim to be hip or controversial. If anything her works are the polar opposite of stridently political art or noisy, sexy, speedy, and cheap, commercial pop art — from the Sixties up to now — simply by not being either political or pop. Her images derive instead from the quiet, inside-outside world of her careful choosing, and are imbued with her almost-Japanese esthetic of reticent gift giving. The gift-giving aspect is especially evident, I think, in her subjects and materials, and in her close-in style of drawing, modeling, and photographing — and because Laetitia treats her subjects, objects, and chosen media so intimately. Which, I think, is one of the things that makes her work contemporary or so pertinent now.
— Jeff Rian